La chronique Facebook : " la mort de Corrida "

Corrida, une championne exceptionnelle, double lauréate du Prix de l'Arc de Triomphe.
Les  obus fusaient des airs tels une pluie tropicale. Rüdiger et ses  camarades allemands, pris au piège des troupes alliées, perdus dans  l'immensité des plaines normandes, couraient à travers champs, priant  leur Dieu de les rendre intouchables. La situation était devenue à ce  point désespérée que le Führer lui-même avait, dans un élan de rage et  de dégoût, ordonné la retraite de la  7ème Armée. Les soldats ne se firent pas prier. Dans le chaos, ils  fonçaient à découvert, à la merci de l'aviation américaine et  britannique qui les prenaient pour cible. Ils devaient aller au Nord se  réfugier de l'autre côté des rives de l'Orne où la résistance SS faisait  rage. Mais dans cette course pour la survie, il ne pouvait y avoir que  des miracles. Rüdiger, les poumons saignants lui faisant regretter ses  quelques années de fumeur, courait à travers l'ombre de ses  prédécesseurs. Vulnérable et inexpérimenté, il se sentait traqué comme  un vulgaire mulot sous le regard du faucon. Ses amis disparaissaient de  tous les côtés, emportés par les obus ciblés. Les explosions se  rapprochèrent, imprévisibles. Et puis ce fut son tour.
Rüdiger  Schorr gisait là, enfouit sous un nuage de fumée, le visage ensevelit  dans la boue ensanglantée. Immobile, il était inconscient, le souffle  d'une explosion l'ayant propulsé au devant d'un arbre de clôture.  Lorsqu'il reprit connaissance, il sentit son corps meurtrit par le choc,  et son front ouvert d'où s'échappait un flot de sang ininterrompu. Il  se releva, s'aidant du précieux appui du Chêne, mais retomba aussitôt.  La vue brouillée, les tympans explosés et le crâne tel une coque vide,  il vomit ses tripes dans un sursaut et retomba dans les bras épineux de  Morphée.
La nuit avait repris sa place. Le visage caressé par  une douce brise nocturne, Rüdiger reprenait enfin ses esprits. Sa plaie  avait cessé de couler. Ses membres, bien qu'affaiblis par la course  effrénée et le manque de nourriture, le maintenaient malgré tout  solidement à la verticale. Désorienté, il ignorait tout de sa position,  et ne savait par où poursuivre sa route. Il n'entendait plus un bruit,  plus une déflagration. Il n'y avait plus âme qui vive autour de lui.  Mais il fallait avancer.
Titubant, le jeune homme marchait à travers  les plaines, sans jamais s'arrêter. Les craquements de la nature le  rendaient inondé de sueur. Il tremblait, délirait parfois. S'imaginant  des ombres furtives, il partait soudainement dans une course folle,  stoppé par une clôture de barbelés surgissant de nulle part.
Étourdi, il observa les alentours. Dissimulée dans la pénombre, à quelques pas de lui, Corrida se tenait  sur ses quatre jambes et, curieuse, avançait ses naseaux. Ce que Rüdiger  avait prit pour un étrange reflet lunaire se manifesta d'un coup de  langue. Il posa sa main sur le long chanfrein blanc de la jument, humant  un air miraculeusement innocent. Sans réfléchir, il empoigna ses crins  au plus prés du garrot et se hissa sur son dos. Rassuré par cette  présence animale, Rüdiger entoura l'encolure de sa ceinture et mena la  jument à travers champ grâce à ses guides de fortune. Lancés en pleine  nature normande, Corrida se prit au jeu, et déboula ventre à terre vers  l'Ouest. Le jeune homme sentait sa tête de plus en plus douloureuse et  ses forces disparaître de ses membres. Lorsqu'il aperçut à la lueur du  soleil levant une troupe de soldats britanniques à quelques centaines de  mètre devant eux, il n'eut pas les ressources pour stopper sa jument.  Les tirs fusèrent en leur direction. Corrida, paniquée, continua  aveuglement sa route, trainant sur elle le jeune allemand qui succombait  à un traumatisme crânien. Puis elle s'effondra sous les balles des  Alliés.
Elle qui avait été reine des pistes sportives, dans un monde  blessé mais libre, n'était plus qu'une carcasse gisant sur les terres  de Normandie, une carcasse parmi tant d'autres dans cette bataille sans  merci. Corrida avait succombé à l'assaut réussi des Alliés sur les  plages d'Utah et d'Omaha. Laissant son dernier souffle s'échapper aux portes du front ami.
Quelques années auparavant, Corrida galopait à travers les pistes d'une  Europe libre. Remportant principalement à l'âge mûr les plus grands  prix du continent. A Paris, en Belgique, en Angleterre et même en  Allemagne, Corrida avait su démontrer sa suprématie. Elle avait été le  symbole de la victoire française, et une humiliation pour l'Allemagne à  l'instant même où ses naseaux franchirent l'arrivée du Grosser Preis Der  Reichshauptstadt, aujourd'hui devenu le Grand Prix Berlin, compétition  au combien précieuse. Elle avait marqué son pays par son doublé  incroyable dans le prix de l'Arc de Triomphe, rejoignant alors  l'illustre Ksar qui avait réchauffé les cœurs meurtris de la première  guerre.
Elle avait été héroïque dans sa jeunesse. Elle le fut même après sa mort. L'année suivant le carnage de Normandie, la guerre cessa  définitivement. En Juin 1945, Coaraze remportait le prix du Jockey-Club,  lui qui se trouvait être l'unique descendance de la jument à la tête  blanche. L'année suivante, il se déchainait sur la piste de York pour  saisir de précieux accessits. Coaraze, fils de Corrida, galopait sur un  sol libre.

 
		